N°1 : « La mixité sociale, ça peut être tout et n’importe quoi ! » Retour sur une enquête collective à l’Île-Saint-Denis (2016)

Working Paper de l’Ouscipo, n°1, 2016

par Caterina Bandini, Victoria Chantseva, Elis De Aquino, Vincent Hugoo, Manon Torres[1]

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L’enquêteur est seul face à son objet, voilà le point de départ de bien des ouvrages de
méthodologie en sciences sociales. Un guide de référence de l’enquête de terrain précise
même : « Mener une enquête en solitaire ne permet pas de partager ces angoisses et ces
frayeurs que nous rencontrons tous, ne permet pas d’en parler, de les analyser et de
s’appuyer sur elles pour avancer. » (Beaud & Weber, 2010, p. 17). L’enquête que l’on a alors
à l’esprit figure une étudiante ou un étudiant parachuté en solitaire dans un village ou une zone urbaine inconnue, où il ne connaît personne et ne possède, pour s’appuyer, qu’une poignée de livres de méthodologie — qui lui conseillent bien souvent de ne pas trop en attendre.

L’enquête dont il est question ici nous a amenés dès le début assez loin de ce type de
conditions d’enquêtes. D’une part parce qu’elle s’est déroulée dans le cadre de l’Ouvroir de
sciences sociales potentielles (Ouscipo), dispositif de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales qui permet de monter des partenariats de recherche entre des jeunes chercheurs et des acteurs de la société civile1. L’Ouscipo met en forme cette coopération en prenant contact avec des institutions qui seraient intéressées par une enquête concernant leur activité. De ces
échanges ressortent une première thématique de recherche et un terrain, dont l’abord est
facilité par un ensemble d’interlocuteurs identifiés, disponibles et informés des raisons de la
présence des enquêteurs. Et s’il y a un amont, il y a également un aval, puisqu’est attendue,
dans une logique de réciprocité, une restitution, c’est-à-dire un retour auprès des enquêtés —
qui est en règle générale loin d’être systématique.

Il nous semble d’autant plus utile de revenir sur une « enquête Ouscipo » que ce type
de dispositif est récent et reste en France particulièrement rare[2]. Il s’inscrit pourtant dans une tendance plus générale de la recherche vers un rapprochement avec la société civile, comme en témoignent les conventions CIFRE (Convention Industrielle de Formation par la
Recherche). Tout l’enjeu est dès lors de savoir quelles seront les modalités de ce
rapprochement, dont l’on sent qu’il se situe entre deux bornes, deux modèles repoussoirs : les sciences sociales isolées dans leur tour d’ivoire d’une part, la remise en question de
l’autonomie du champ scientifique de l’autre.

Mais nous ne comptons pas détailler davantage le dispositif de l’Ouscipo pour lui-même.
Notre article se propose en effet de revenir sur une enquête close en prêtant attention à
la relation entre le format de l’enquête et son contenu. Les conditions d’enquête affectent
nécessairement le cours d’une recherche, d’une manière qui n’est pas toujours évidente à
déceler ; ce sont ces influences que nous nous efforcerons de rendre visibles, en nous aidant
de la distance qui nous sépare désormais de cette enquête.

Ainsi en va-t-il dès la conception du thème de recherche, en l’occurrence la mixité
sociale. S’il est proposé par notre partenaire, IFS (Insertion Famille Solidarité)[3] une
association locale qui relève de l’économie sociale et solidaire, il ne s’agit bien que d’un
thème. Aucune indication particulière n’est donnée sur la manière dont il devra être constitué
en objet sociologique, étant acté dès le début que le déroulement de l’étude proprement dite
relevait uniquement de notre compétence.

Il n’empêche que nous nous sommes posés régulièrement la question de savoir
pourquoi ce sujet en particulier nous avait été proposé et la réponse que nous y avons donnée changeait avec l’avancée de notre enquête. Ce questionnement ne fut cependant pas le lieu principal de notre effort d’objectivation. Nous avons plutôt cherché à mettre en lumière
l’ensemble des opérations pratiques effectuées par les agents de IFS, et à commencer par la
variété des discours se manifestant autour de la notion de mixité sociale.

I.            Le contexte et les conditions de l’enquête

C’est dans le cadre du séminaire — avant de partir nous-mêmes sur le terrain — que
nous avons pu discuter une première fois avec une représentante de IFS, Madame F. Celle-ci
était chargée d’expliquer l’action de l’association et les thématiques de recherche qui
intéressaient les acteurs associatifs. Appartenant au champ de l’économie sociale et solidaire,
IFS vise à « l’insertion sociale et/ou professionnelle des habitants » des villes où elle se trouve, essentiellement dans l’ouest de la Seine-Saint-Denis. L’association découpe son action
en plusieurs volets dont le premier est l’« action sociale », tournée vers les activités familiales
et la petite enfance. On y trouve ainsi une crèche gérée par l’association, dont Mme F. est la
référente technique.

IFS a également un volet « formation/insertion » orienté cette fois vers les demandeurs
d’emploi. Il s’agit de formations « qualifiantes », c’est-à-dire professionalisantes et ne
délivrant pas nécessairement de diplôme, d’apprentissage du français, le Français Langue
d’Intégration (FLI), ainsi qu’un point d’accès au droit. Nous nous sommes intéressés à ces
deux derniers services, en plus de la crèche, afin de démultiplier les points de vue au sein de
l’association, de façon à chercher à observer des régularités ou des divergences dans les
représentations de la mixité sociale.

Nous sommes partis sur le terrain pour faire des observations dans les trois services que
nous avons retenus. Cette recherche s’est étendue durant une semaine, pendant laquelle nous avons eu la possibilité de réaliser des entretiens avec des employés et des usagers de IFS. Il nous a semblé important de ne pas restreindre nos échanges aux seuls acteurs associatifs, dans la mesure où le thème qui nous était proposé connait une diffusion qui dépasse ce champ.

Le travail de terrain

Lors de cette enquête, nous avons réalisé à la fois des observations directes et des
entretiens afin de comprendre les pratiques et les discours liés à la mixité sociale. Nous nous
sommes rendus sur le terrain en décembre 2014, souvent en binômes, pour partager les tâches et pour pouvoir porter des regards différents sur les situations observées.

Pendant ses cinq jours d’enquête, nous sommes allés à la crèche, pendant cinq jours ; au
cours de Français Langue d’Intégration pendant une matinée ; au point d’accès au droit
pendant deux matinées ; à la Maison de l’Emploi pendant une matinée ; au Relai des
Assistantes Maternelles et à la Maison des Initiatives et de la Citoyenneté pendant une
« soirée de la parentalité ». Nous avons totalisé une cinquantaine d’heures de travail de
terrain. Nous avons également réalisé quatre entretiens approfondis avec des professionnels,
dont la directrice de IFS, la référente technique de la micro-crèche, l’animatrice du Relais
Assistantes Maternelles au sein de la mairie et la psychométricienne de la micro-crèche.
Nous avons aussi réalisé des entretiens informels avec sept parents dont les enfants sont
accueillis à la micro-crèche, qui se sont déroulées lors de nos journées d’observation et des
entretiens informels avec des usagers et le juriste du point d’accès au droit. Ces observations et ces entretiens ont servi de base à l’élaboration de 12 comptes rendus
thématiques, qui sont le fondement de notre travail théorique.

Les conditions de l’enquête ont été favorisées par le fait que les salariés de IFS, de la mairie ou de la Maison de l’Emploi étaient prévenus de notre partenariat avec l’association.
Le contact a été moins évident lorsque nous étions face aux usagers des services de
l’association, qui ont pu être surpris de nos sollicitations. Dans la file d’attente du point
d’accès au droit, par exemple, qui se trouve dans un couloir froid et peu éclairé, aux murs gris,
entamer une conversation et obtenir la confiance des enquêtés afin de poser les questions qui
nous intéressaient n’a pas toujours été évident. Le fait que ces personnes ne maîtrisent pas
forcement le français et qu’elles se rendent au point d’accès au droit pour résoudre des
problèmes parfois très sensibles, dont elles n’ont pas nécessairement envie de parler, a pu
contribuer à rendre plus difficile l’accès à leur témoignage. Si nous avons réussi à parler avec
certains d’entre eux, il faut prendre en compte que ces échanges n’ont pas duré longtemps,
que nous n’avons pas eu le temps de neutraliser les effets d’une situation d’entretien et que les personnes n’étaient pas seules. Ces facteurs ont contribué à ce que les témoignages soient
courts et informels, même s’ils ont leur intérêt pour l’enquête, surtout une fois mis en relation
avec les observations des permanences juridiques.

II.            La mixité sociale : de notre appropriation initiale du sujet aux premiers résultats de l’enquête

Au commencement, était la mixité sociale. Au début de notre enquête, nous avons été
tentés de saisir de la notion comme si elle décrivait une véritable catégorie sociologique. Dans
une démarche réflexive, il peut être instructif de détailler le rapport que nous avons eu avec
cette notion durant les différents temps de l’enquête.

Au moment de la justification du choix de la thématique par l’association, il nous avait
été dit au début de l’enquête que les parents des enfants de la crèche payaient des tarifs
différents selon leur niveau de revenu. L’idée de départ était donc de nous intéresser à ces
différences de tarifs et à l’engagement prôné par la crèche, en cherchant à comprendre d’où
venait ce mode de fonctionnement, comment se déroulaient les procédures d’attribution des
places en crèche et quel était le rapport des parents eux-mêmes au principe des tarifs
différents.

Nos résultats de terrain se sont pourtant éloignés de ces questionnements initiaux, pour
nous amener à porter l’attention sur les rapports entre les agents et les usagers plus qu’aux
différences de revenus des familles. Cependant, la question de la mixité sociale est demeurée
la bannière officielle de notre enquête et le support par lequel nous abordions nos enquêtés.
Conscients qu’il s’agissait d’un élément de discours lourd de sens d’un point de vue politique
et institutionnel, nous avons abordé notre terrain avec le projet de questionner ce que les
acteurs entendaient par mixité sociale, notion qui ne semblait que rarement définie. Si nous
demeurions intéressés par le sens qu’avait pour les acteurs cette catégorie, notre rapport au
terrain nous a permis de nous rendre compte qu’il aurait été vain et peu pertinent de juger si
les publics que nous avons observés (le personnel de la crèche, les enfants, les usagers des
autres services proposés par IFS) étaient vraiment « mixtes ».

D’un point de vue théorique, il est donc apparu comme impératif de déconstruire le
concept. Notre première interrogation face à cette notion fut de nous demander sur quels
rapports sociaux la mixité est-elle supposée porter : la classe, le genre, la race, l’âge ?
En France, la notion apparaît régulièrement dans différents textes juridiques et en
particulier dans les lois de politiques urbaines depuis les années 1990, sans pour autant être
définie (Bourgeois, 2012, p. 62). Son emploi dans le débat public, comme chez nos enquêtés,
ne s’accompagne pas de définition. Il faut passer par des travaux de sociologie urbaine pour
comprendre que, historiquement, la notion s’est fondée sur des termes ethno-raciaux. La
mixité sociale correspond à une norme de l’action publique qui s’est institutionnalisée dans
les années 1990 pour devenir incontournable des politiques de la ville. Selon Sylvie Tissot, la
mixité est avant tout pensée comme ethnique et envisagée, dès les années 1970, comme une
« répartition plus équitable de la population immigrée » entre les villes, qui reflète une
« volonté de contrôle de la répartition des étrangers dans l’espace » (Tissot, 2005, p. 56).

Il est intéressant par ailleurs de noter que la notion de mixité sociale peut entrer en
même temps en conflit avec le principe du droit au logement. En effet, selon Marine
Bourgeois « le législateur affirme conjointement, et sans hiérarchie, la nécessité d’accueillir
prioritairement des ménages aux ressources limitées et d’éviter les concentrations de
populations homogènes susceptibles de créer des ‘‘ghettos’’ » (Bourgeois, 2012, p. 62). Audelà
de son acception perpétuellement positive dans le langage institutionnel, la notion de
mixité sociale recouvre donc des significations qu’il importe d’historiciser et dont les effets
sont parfois contradictoires.

En nous déplaçant maintenant du côté des acteurs associatifs et des usagers, nous
remarquerons une variété tout aussi surprenante de définitions données à la mixité sociale.
Cette lutte autour de la définition même de la notion, au-delà de l’efficacité des projets
élaborés pour l’appliquer, a été un premier constat flagrant une fois sur le terrain. Suivant
l’extraction sociale, le genre, les origines géographique et les métiers, les acteurs ont donné
des définitions diverses et variées de ce qu’est la mixité sociale dans la commune de L’Île-
Saint-Denis : mixité de cultures, d’origines, de pratiques, d’âges, de classes. Si nous ne
disposons pas des éléments nécessaires à la réalisation d’une véritable typologie des
significations, à cause de la durée limitée de notre enquête, nous sommes toutefois en mesure de rendre compte de la variété de domaines que recouvre la notion de mixité sociale.
Tout d’abord, il est apparu que le projet d’une crèche « mixte » selon le critère du
revenu des parents n’est pas complètement abouti. Lors d’un entretien réalisé avec une agente publique qui participe au processus d’attribution des places en crèche, un premier élément rédhibitoire a été mentionné :

 Y’a un biais sur lequel malheureusement on peut pas trop jouer, en
raison du fait que les horaires soient assez réduits à la crèche, on va
beaucoup moins intéresser, entre guillemets, des familles dont les deux
parents travaillent, ont des… je caricature hein mais voilà, pour bien vous
montrer – dont les parents travaillent, ont des boulots très prenants et
travaillent loin. […] Donc du coup on va beaucoup plus facilement
retrouver, ben des parents qui sont en démarche d’insertion […] Et… voilà,
moi je trouve ça un peu dommage parce que par ailleurs on a déjà cinq
places qui effectivement, vous le signaliez, sont à destination de l’insertion
et le but c’est quand même d’arriver à un public accueilli à la crèche qui
soit mixte quoi. Donc là on peine un petit peu à ça je trouve. » (Entretien
du 11/12/14)

Il ressort du discours de cette fonctionnaire que la notion de mixité se construit pour
elle sur le critère du travail des parents. Par ailleurs, il n’est pas anodin qu’elle mette en
relation mixité et insertion : c’était en effet le but originaire de IFS que de favoriser l’insertion
professionnelle des mères en leur offrant un service de garde des enfants. Comme le rappelait la directrice de l’association : si ces femmes ne trouvent pas de travail, elles ne peuvent pas faire garder leurs enfants et en même temps si elles ne font pas garder leurs enfants, elles vont avoir des difficultés à trouver un emploi.

A côté de cette première définition qui évoque la dimension économique, nous avons
observé que pour une partie des acteurs associatifs la notion de mixité recouvre plutôt le
domaine ethno-racial. L’horizon normatif de cette idée est celui de « cohabiter ensemble, de
vivre ensemble », comme l’évoque la référente technique de la crèche. Mais qu’ont-ils de
différent, ces individus qu’il faut faire « cohabiter ensemble » ? Pour une employée de la
crèche, la mixité se définit effectivement en termes de différences ethno-raciales, tout en
s’articulant avec des problématiques de classe sociale :

 […] Moi mixité sociale souvent on l’associe à l’immigration et les pays d’origine, souvent ça. Tout ce qui est étranger est rejette mais malheureusement euh [elle réfléchit] il n’y a pas que l’étranger. […] Des fois on les voit pas, les étrangers, s’ils ont de l’argent, vous êtes riche, on voit pas votre côté immigré quoi. Donc c’est ça, dans la mixité sociale c’est des gens qui économiquement ont les moyens. Il y a ça aussi […] » (Entretien du 9/12/14)

Dans d’autres cas, l’interprétation se fait exclusivement en termes de classe :

Ben L’Ile-Saint-Denis ça fait quand même partie des communes les
plus pauvres de France hein, donc la mixité sociale, enfin moi j’ai toujours un peu du mal avec la définition du terme en lui-même… C’est-à- dire que, est-ce que pour le coup à L’Ile-Saint-Denis la mixité sociale ça consiste à inclure un peu plus les classes moyennes et les classes sup’ ? Ben  voilà, c’est toujours un peu compliqué. » (Entretien du 11/12/14.

En ce sens, la mixité aurait pour but de réduire la concentration de populations
homogènes dans l’une des « communes les plus pauvres de France ».

Dans le cas du discours d’une professionnelle qui travaille en appui des employées de
la crèche, la mixité sociale s’apparente à un panachage de pratiques culturelles, et plus
spécifiquement à celles qui touchent à la petite enfance. La mixité serait alors le « mélange »
de pratiques parentales très différentes car issues de cultures distinctes.

Après il y a une dynamique culturelle. Il y a certaines cultures où la prise en charge de l’enfant quand il est petit n’est pas la même qu’en Occident. Et donc il y a moins de… Comment dire, par exemple, sur le plan purement moteur, j’ai vu que certaines mamans africaines massaient beaucoup leurs bébés et ce sont les bébés qui sont très toniques et qui vont marcher très vite. […] C’est la complexité et la richesse de ces accueils mixtes, parce que du coup on rencontre des trucs qui… Par exemple pour moi, ça m’intéresse beaucoup les massages des mamans africaines. C’est très culturel, très culturel ! […] Donc du coup, ça enrichit aussi les pratiques. » (Entretien du 11/12/14)

Dans la mesure où cette agente oppose différentes cultures en y associant certaines
pratiques, nous pouvons interpréter cette représentation de la mixité sociale en termes
culturalistes. Elle insiste par ailleurs sur la complexité qui dériverait de cette situation de
mixité : « ça l’air idyllique comme ça, mais au quotidien, c’est pas évident », nous dira-t-elle.
Enfin, nous pourrions citer d’autres définitions encore de la mixité, comme celle d’un
mélange générationnel : « […] Nous pouvons estimer qu’un public jeune et un public senior se
mélangent », ajoute cette employée qui finit par avouer que la mixité « se joue vraiment sur
plusieurs secteurs. » La notion est tellement saturée de sens qu’elle en ressort vide, au point
qu’une employée de la Maison de l’Emploi, interrogée sur la question, s’exclamera : « La
mixité sociale ça peut être tout et n’importe quoi ! ».

Nous constatons, en catégorisant les discours recueillis, que les représentations de la
mixité sociale s’organisent autour des rapports de domination que sont la classe, la race et
l’âge, qui s’articulent entre eux et dont les effets dépendent de cette imbrication. Cette analyse
convoque donc une approche intersectionnelle (Crenshaw, 1991) qui permet de mettre au
jour, dans la limite de nos données d’enquête, le lien entre des discours sur la mixité sociale et
des catégories de rapports de pouvoir. Il est intéressant de noter que parmi notre échantillon
d’enquêtés, les différences énoncées pour expliquer la mixité sociale ne concernent jamais le
genre.

Ces résultats montrent le flou qui entoure la notion, au point qu’il devient difficile
d’esquisser une typologie figée des réponses puisqu’elles se recoupent constamment et ne font qu’accroître le caractère vague de la notion. Il est impossible d’affirmer que les acteurs
associatifs se reconnaissent en une définition en particulier, qui serait opposée à celle prônée
par la mairie ou encore à la vision de la mixité qu’ont les usagers des différents services. Ce
constat nous a amenés à nous pencher davantage sur l’observation des pratiques concrètes et
des interactions entre acteurs associatifs et usagers.

III.            Les rapports entre les agents associatifs et les usagers : lieu de rencontre de conceptions normatives différentes

Au delà des entretiens, nos observations ont porté en majorité sur les rapports entre les
agents associatifs et les usagers, à la crèche et au point d’accès au droit. Dans notre analyse,
ces observations ont donné lieu à une interprétation des rapports entre agents et usagers en
termes de normalisation, qu’elle soit directe ou diffuse. Nous avons donc cherché à montrer
dans ce travail que la rhétorique de la mixité sociale, entendue comme forme de cohabitation,
donne souvent lieu à des efforts pour rapprocher les pratiques des publics accueillis de
certaines normes administratives et éducatives.

A la crèche, nos observations se sont focalisées sur les interactions entre les parents et
les professionnelles, qui ont lieu au moment des transmissions des enfants, en début et en fin
de journée. Les questions de vie quotidienne des enfants comme l’alimentation, le sommeil, la
propreté, la maladie font l’objet d’échanges entre les professionnelles de la crèche et les
parents, qui révèlent, en creux, une norme comportementale dont les enfants sont plus ou
moins proches et une idée de bonne attitude des parents face à ces comportements. La norme mise ici en évidence est celle d’une parentalité responsable.

Le matin, les parents informent la responsable de la crèche de l’état de l’enfant, de son
sommeil et de sa forme (« Elle a bien dormi mais elle mordait son biberon », « je trouve
qu’elle est grognon, elle a les molaires qui poussent »), tandis que l’après-midi le sens de la
transmission d’informations s’inverse et ce sont les éducatrices qui parlent des enfants à leur
parent. La question des attitudes des enfants est donc traitée sous l’angle d’une norme
comportementale : si l’enfant pleure particulièrement, dort mal ou est très actif, cela fera
l’objet d’un échange avec les parents. Nous pouvons prendre l’exemple d’un père qui annonce
à la responsable que son fils est malade, donnant lieu à un échange avec elle sur les
médicaments à lui donner dans la journée et sur la question du certificat de maladie.

Vous avez la facture [pour les médicaments]? – J’oublie à chaque fois » – « Vous avez un certificat médical, pour qu’on vous déduise ? Il faut un certificat, pour qu’on vous compte pas. […] Il faut demander à chaque fois, pour qu’on vous compte pas » (Journal de terrain 11/12/14)

A ces remarques le père répond toujours brièvement, se contentant la plupart du temps
d’acquiescer. Le soir même, lorsque la responsable lui demande s’il a pensé au certificat, il
répond que c’est « la maman » qui devait s’en occuper et qu’il va essayer de le rapporter le
lendemain. On constate donc, en plus d’une injonction à respecter le cadre administratif de la
crèche, une obligation pour les parents d’aller voir un médecin et de s’occuper de la maladie
de leur enfant dans le cadre temporel défini par la crèche.

Ainsi, des rapports entre le personnel de la crèche et les parents ressort l’idée que le
travail parental doit aller dans le même sens que celui des professionnelles. Nous pouvons
interpréter les rapports entre les professionnelles de la crèche et les parents sous l’angle de la
normalisation dans la mesure où nous assistons à la rencontre de conceptions normatives de la parentalité qui peuvent être différentes. Enfin, le fait que les échanges portent sur plusieurs
dimensions de la vie quotidienne (alimentation, propreté, maladie), de façon plus indirecte
que frontale, nous fait qualifier ce processus de diffus : c’est en parlant du comportement de
l’enfant que l’on sous-entend son éloignement à la norme.

Au niveau du point d’accès au droit, nos observations des rapports entre le juriste et
les usagers nous ont menés à des résultats comparables. Monsieur N., d’origine algérienne, est employé par IFS pour aider, expliquer et orienter les usagers de l’association dans différents cas administratifs, selon leurs demandes. Le fait que M. N. soit lui-même algérien le
rapproche des usagers de l’association, qui peuvent lui parler en kabyle, malgré le fait qu’il
leur réponde toujours en français.

Le service est ouvert deux jours par semaine, le matin, ce qui conditionne à l’avance le
nombre des gens qui peuvent être reçus par jour. C’est souvent une dizaine de cas traités, lors
de rendez-vous individuels dans le bureau de M. N, organisés par l’ordre d’arrivée. Lors de
l’observation de ces entretiens, nous nous sommes rendus compte que la plupart des individus qui s’y rendent sont d’origine étrangère ou étrangers habitant en France depuis longtemps. Ils sont généralement en situation précaire, souvent exerçant des métiers peu valorisés et mal payées ou sont au chômage. Leurs problèmes sont divers : il y a ceux qui cherchent à résoudre un problème avec d’anciens patrons qui ne les ont pas payés, d’autres cherchent des renseignements sur les demandes de visa ou pour faire une demande de nationalité. Il y a également ceux qui demandent comment faire quand la police ne parvient pas à résoudre des problèmes d’agression et des disputes entre voisins.

L’observation des rapports entre le juriste et les usagers nous a menés à une
interprétation en termes de normalisation dans la mesure où les échanges se caractérisent par une forme d’apprentissage de normes et de savoir-être administratifs. On peut se référer ici à l’analyse proposée par Vincent Dubois dans son étude sur les caisses d’allocations familiales, dans laquelle il considère que « l’accueil forme plus que jamais un lieu de socialisation, au sens de l’entretien de relations sociales et de l’apprentissage de normes sociales. Plus que jamais, les interactions au guichet sont aussi l’occasion d’assigner – parfois non sans violence – des identités, d’imposer des règles de conduite. » (Dubois, 2015, p. 39).

Nous avons pu observer M. N. expliquer, par exemple, l’importance de payer ses impôts, dans le cas d’un usager qui refusait de payer la taxe pour la contribution à
l’audiovisuel public, tout en ayant une télévision chez lui. Le juriste déclare :

Moi aussi j’ai payé, tout le monde paie… ». Et il insiste sur le fait que la taxe sert à financier les chaînes publiques. […] Il continue sur le ton du reproche : « Il est bien d’alimenter la république sociale, sinon elle va tomber en panne. » (Journal de terrain, 11/12/14)

Pour analyser ces propos, nous pouvons également mobiliser l’idée développée par
Durkheim dans L’éducation morale, au sens ici d’une « éducation administrative ».
L’éducation administrative dans le cadre de certains services proposés par l’association peut
être perçue comme une manière « de déterminer la conduite, de la fixer, de la soustraire à
l’arbitraire individuel » (Durkheim, 1925, p. 24), de réguler les actions et les comportements
des individus.

N. parle aussi de l’importance de participer à des activités citoyennes ou de
quartier, comme s’engager dans une association, s’inscrire à un parti politique ou à un
syndicat. Ces exemples d’engagement ont notamment été évoqués quand il s’agissait de
personnes demandant une carte de séjour et qui ne parlaient pas bien ou pas du tout français. Ici, les rapports entre M. N. et les usagers que l’on interprète en termes de normalisation prennent une forme plus diffuse, étant donné qu’ils portent moins sur « l’inculcation de catégories d’Etat » (Dubois, 2015, p. 58), qui imposent de payer des impôts par exemple, que sur des formes de sociabilités ici prescrites.

Nous interprétons donc les interactions observées au point d’accès au droit sous
l’angle d’une normalisation à la fois directe et diffuse. Cependant, l’analyse se doit de
comporter des nuances. Si le concept de normalisation peut être utile pour comprendre les
rapports entre professionnels et usagers, ceux-ci ne doivent pas y être réduits. En effet cette
notion peut avoir tendance à suggérer une dimension univoque et unilatérale de l’échange,
comme si des individus a-normés se voyaient passivement imposer une nouvelle norme. Il
s’agit donc d’une interprétation à replacer dans l’épaisseur de rapports sociaux complexes.

Conclusion

La mixité sociale, à L’Ile-Saint-Denis, apparaît difficilement perceptible comme une
réalité tangible ; en chercher la vérité, que ce soit du point de vue de l’intention des acteurs
(pourquoi exactement ont-ils proposé ce thème ?) ou de la réalité sociologique (en quoi peut-on « véritablement » parler de mixité sociale ?) nous est apparu comme scientifiquement
assez vain. C’est pourquoi il nous a fallu déplacer notre problématique vers les rapports entre
agents et usagers, analysés sous l’angle de la normalisation, ce qui offre une grille de lecture
unifiant les observations pratiquées au sein des différents services étudiés. C’est au niveau
discursif, lors de nos entretiens avec les acteurs, que la mixité sociale est revenue. Initialement
prévue comme projet politique, la mixité sociale se retrouve, sur notre terrain, comme un
syntagme récurent mais dont la signification est flottante.

L’expression est parfois employée pour justifier les actions entreprises au sein de la
mairie ou de IFS, mais le plus souvent de manière ambiguë ou particulièrement ambivalente.
Elle a une connotation méliorative lorsqu’elle est mobilisée pour penser positivement l’altérité,
en termes de « richesse des échanges » dus au « vivre-ensemble », ou au contraire péjorative
lorsqu’on évoque, par exemple, un projet d’éco-quartier en oeuvre sur l’île qui a pour fin la
création de nouveaux logements destinés à une population plus aisée. On pourrait presque
parler d’une expression rémanente tant sa persistance va systématiquement de pair avec une
interrogation voire une critique. Ainsi, même les acteurs qui en parlent comme d’un objectif
politique désirable, en parlent aussi comme d’un mot simplement vide de sens, simplement
« à la mode ».

Il s’agit donc d’une catégorie discursive qui s’est imposée à l’ensemble des acteurs.
Parfois l’objectif de mixité sociale a-t-il pu participer à la conception de projet comme celui
de la crèche. Dans ce cas, la forme que prend cette imposition parait assez claire. La légitimité
qu’a acquis cette catégorie dans le champ bureaucratique encourage fortement à l’employer,
ne serait-ce que pour remporter des appels à projet et obtenir des financements. Mais, partant de là, le signifiant est souvent réutilisé, retraduit par les acteurs, qui en conservent la
connotation positive voire le prestige symbolique qui y est désormais associé mais y attribuent des significations différentes et hétérogènes. C’est finalement plus le mot lui-même et ses diverses mobilisations que ses effets que nous avons pu rencontrer tout au long de notre enquête. Les rapports entre les agents de IFS et les usagers sont largement structurés par d’autres objectifs, d’autres conceptions. C’est régulièrement la catégorie d’intégration qui y
est mobilisée, et qui renvoie à une manière tout particulière de concevoir la société : il y a
ceux qui en sont, et ceux qui n’en sont pas. Aussi serait-il intéressant de resituer la mixité
sociale dans cette perspective, celle des « transformations de la question sociale » (Fassin et
Fassin et al., 2006).

Au niveau des limites de cette enquête, l’hétérogénéité des conditions que nous avons
connues lors de la recherche et le temps court de réalisation de l’enquête ne nous ont pas
permis d’effectuer de longues périodes d’observation et de faire coïncider les données
d’observation avec les données des entretiens. Les résultats que nous avons pu récolter ne
fournissent pas les éléments nécessaires pour une analyse exhaustive des pratiques de
l’association et ne se veulent pas conclusifs.

Au-delà des quelques résultats que nous venons de résumer, cette enquête dans le
cadre de l’Ouscipo fut pour nous particulièrement formatrice, tant sur la pratique de la
sociologie que sur les rapports que celle-ci peut entretenir avec la société. C’est en ce sens que l’on peut évoquer la restitution auprès de IFS. Il nous fallait donc procéder avec attention pour ne pas heurter les acteurs par un langage aux connotations trop critiques. Pour se faire, nous prîmes par exemple la précaution de pas parler de « normalisation » mais plutôt
d’« apprentissages des normes », et de souligner qu’un tel point de vue permettait de mettre en valeur un bien plus large pan de l’action de l’association que ne le fait la notion de mixité
sociale. On peut penser que telle est la direction vers laquelle amène l’Ouscipo : sans
abandonner l’ambition explicative de la sociologie, celle-ci peut également chercher à se
rendre accessible, dans l’espoir que les acteurs puissent s’y reconnaître, fût-ce d’une manière
inattendue.

 

Références citées :

BEAUD Stéphane, WEBER Florence, Le guide de l’enquête de terrain, Paris, La
Découverte, 2010 [1997].
BOURGEOIS Marine, « Choisir les locataires du parc social ? Une approche
ethnographique de la gestion des HLM », Sociologie du travail, 2013 Vol. 55 n° 1, p. 56-75.
CRENSHAW Kimberlé, «Mapping the Margins: Intersectionnality, Identity
Politics, and violence against Women of color », Standford Labour Rewiew, 1991, vol.
43, n° 6, pp. 1241-1299.
DURKHEIM Emile, L’éducation morale, Cours dispensé en 1902-1903 à La
Sorbonne, Paris, Librairie Félix Alcan, 1934.
DUBOIS Vincent, La vie au guichet. Administrer la misère, Paris, 2015 [1999],
Points Essais, 368 p.
FASSIN Didier, FASSIN Eric (dir.), De la question sociale à la question
raciale ?, Paris, La Découverte, 2006, 244 p.
TISSOT Sylvie, « Une « discrimination informelle » ? » Usages du concept de mixité
sociale dans la gestion des attributions de logements HLM », Actes de la recherche en
sciences sociales, 2005/4 n° 159, p. 54-69.

 

[1] Il nous faut remercier les organisateurs du séminaire, Romain Juston, Corentin Durand et Quentin Ravelli. En tant qu’accompagnateur sur notre terrain, l’aide de Corentin Durand, sa disponibilité et ses conseils nous furent tout particulièrement précieux.

[2] On pourrait trouver un prototype de ce type de démarche dans les legal clinics  américaines, récemment importées en France sous le nom d’enseignement clinique du droit ou de clinique juridique.

[3] Les noms des personnes et des structures ont été modifiés.